12

« On peut tirer des suspects un grand nombre d’informations potentiellement utiles. Même si les soupçons de leur traîtrise  se révèlent infondés, ils peuvent souvent donner aux interrogateurs les pistes qui mèneront à d’autres suspects. Bien souvent, ces renseignements ne peuvent être obtenus que par la menace, la douleur ou la promesse d’être relâché.

 

Heinrich Himmler

 

— Bon sang, un hélicoptère ! Il a décollé de la propriété, j’en suis sûr !

Steve lança un regard anxieux à l’ex-policier avant de regarder la lumière rouge qui s’élevait au-dessus des arbres. Blake plissait les yeux dans un effort de concentration.

— Ce doit être l’hélico personnel de Gant. Je me demande où il va...

— S’il se trouve à l’intérieur ! Je ne vois pas grand-chose, mais cet appareil doit pouvoir transporter quatre ou cinq personnes. Vous croyez que Mr. Steadman est à bord ?

— Dieu seul le sait. Mais tout ça me déplaît de plus en plus. Je crois qu’il va nous falloir agir bientôt.

Steve approuva. Il était transi de froid, fatigué et tout son corps était ankylosé par leur surveillance immobile.

— Que fait-on, alors ? On prend la voiture et on va jusqu’à la grille pour demander à le voir ? Ou on prévient la police ?

— La police ? Pour quelle raison ? A ce que nous savons, tout va bien. Notre patron discute avec un marchand d’armes. Quel motif pourrions-nous invoquer pour faire intervenir la police ?

— C’est vrai... Excusez-moi, je suis un peu nerveux, je suppose.

— Je comprends, mon garçon. Je ressens la même chose. Harry est là depuis un peu trop longtemps à mon goût. Nous allons nous approcher des grilles et voir si...

— Attendez ! fit Steve en crispant une main sur l’avant-bras de Sexton. Il se passe quelque chose, regardez !

Deux faisceaux de lumière apparurent dans l’allée du parc, illuminant les grilles. Celles-ci furent aussitôt ouvertes, le véhicule tourna sur la route et s’éloigna rapidement vers l’ouest. Les deux détectives réussirent à distinguer la forme massive d’un camion avant qu’il ne disparaisse au loin. Ils suivirent des yeux les feux arrière. Dans la nuit, le rugissement de l’hélicoptère décroissait rapidement.

— Ça ressemble à un exode, commenta Sexton, perplexe.

— Pardon, Mr. Blake ?

— Rien. Allons jeter un coup d’œil.

Ils progressèrent aussi silencieusement que possible en direction des grilles.

 

Steadman effleura l’arrière de son crâne d’une main et grimaça sous la douleur qu’éveillait ce simple contact. Il gisait toujours sur le sol, là où il était tombé, et les flammes animaient le plafond d’ombres rougeoyantes. Pendant quelques secondes il les observa sans comprendre, puis son esprit se clarifia un peu. Mais lorsqu’il voulut se relever sur un coude la pièce entière se mit à tourbillonner et il se laissa aller en arrière avec un grognement en se couvrant les yeux des mains. Il perçut un son curieux de glissement et ôta ses mains. Après avoir cligné plusieurs fois des paupières, il tourna lentement la tête en direction du bruit. L’homme en noir qui l’avait accueilli à son arrivée était penché en avant et marchait à reculons en traînant une forme inerte qui laissait sur le sol une traînée sombre et brillante. Steadman comprit brusquement, comme le souvenir des derniers événements frappait son esprit. Il roula sur le flanc et réussit à se hisser sur les mains. Sa vision de la pièce s’améliora un peu. Il perçut vaguement le ronronnement d’un hélicoptère qui s’éloignait.

— Fumier, gronda-t-il en repérant Kôhner à l’autre bout de la pièce, près de la longue table.

Il voulut se relever mais ses forces le trahirent et il retomba lourdement.

— Ah, Steadman ! Content que vous reveniez parmi nous.

Les mains derrière le dos, Kôhner s’approcha de lui. Il arborait un sourire affable. L’homme en noir abandonna le corps de Goldblatt contre le mur, ombre macabre parmi les ombres.

Kôhner s’immobilisa devant le détective et celui-ci regarda un instant ses chaussures parfaitement cirées dont le cuir luisait doucement sous l’éclairage des flammes. Le froid étrange avait quitté la pièce, mais Steadman se mit à trembler de nouveau, envahi d’une haine brûlante pour ces monstres qui tuaient de sang-froid.

— Nous sommes en comité restreint, à présent, Steadman. Vous, moi, Craven... (Il désigna l’homme en noir qui essuyait maintenant le sang de ses mains avec un mouchoir), et quelques gardes. Les autres sont partis pour le Wewelsburg. Demain sera un grand jour, vous savez. Il y a encore beaucoup de préparatifs... (De la pointe de sa chaussure il le frappa aux côtes. Un coup sans grande force, presque facétieux. Steadman grogna.) Cette nuit donc, vous m’appartenez...

Il leva un pied et poussa son prisonnier par l’épaule, le faisant s’écrouler de nouveau. Puis il s’écarta.

Les questions assaillaient l’esprit encore embrumé de Steadman. Qu’était ce « Wewelsburg » et pourquoi Gant et les autres s’y étaient-ils rendus ? Que se passerait-il demain ? Gant était-il complètement fou, comme on pouvait le penser après son délire verbal sur Hitler et la Lance ? Si oui, c’était une folie dangereuse. Mais jusqu’à quel point ? N’étaient-ils qu’un petit groupe de fanatiques ou avaient-ils une influence étendue ? Pope avait affirmé que Gant bénéficiait de complicités puissantes en haut lieu... Steadman se souvint brusquement de l’homme politique dans la BMW qu’il avait croisée. Faisait-il partie de ce mouvement ? Et Holly, pourquoi l’avaient-ils capturée ? Croyaient-ils vraiment qu’elle appartenait au Mossad ? Qu’allaient-ils lui faire ? Et pourquoi l’avoir laissé aux mains de cet assassin, Kôhner ?

L’avalanche d’interrogations cessa quand il vit que l’Allemand s’était posté derrière Hannah et qu’il avait posé les deux mains sur les épaules de la captive. Elle avait repris conscience et ne quittait pas des yeux le cadavre prostré dans l’ombre, contre le mur.

— Venez donc, Steadman, l’invita Kôhner, le même sourire sinistre aux lèvres. Venez-vous joindre à nous... (Il prit la chaise où Goldblatt avait été ligoté et la plaça face à l’Israélienne.) Amenez-le ici, Craven.

L’homme en noir sortit un pistolet de sa veste et approcha du détective. Sans un mot, il le saisit sous l’aisselle et le força à se relever. D’une bourrade, il l’envoya tituber vers Kôhner. Steadman perdit l’équilibre et tomba à genoux, mais le canon de l’arme contre sa nuque le fit se relever. Il arriva à la chaise et Craven l’y assit en le bousculant. Hannah le regardait, et il lut dans ses yeux une grande tristesse.

— Je suis désolée... balbutia-t-elle, mais Kôhner la gifla et elle se tut.

— La ferme, putain juive ! cracha-t-il. Tu parleras, mais tu ne parleras qu’à moi !

— Laissez-la, Kôhner, fit Steadman. Ce n’est qu’une femme et...

La main de l’Allemand frappa de nouveau Hannah. Elle cria de douleur et la peur remplaça le regret dans ses yeux. Kôhner sourit avec une affabilité venimeuse au détective.

— Vous comprenez ? C’est elle qui sera frappée, pas vous. Et vous allez me dire tout ce que nous voulons savoir, sinon la femme souffrira. (Il écarta les pans de la veste de l’Israélienne et déchira son chemisier d’une saccade.) Certains points du corps humain sont d’une sensibilité incroyable. Les zones érogènes en particulier, comme vous le savez. Quelle ironie que des endroits qui peuvent procurer un tel plaisir soient aussi susceptibles de subir une telle douleur...

Il sortit de sous sa veste le poignard placé dans un étui sous l’aisselle. La lame en était encore maculée du sang de Goldblatt. En voyant le poignard descendre vers le ventre d’Hannah, Steadman se prépara à bondir sur lui, mais Kôhner figea son geste et le considéra d’un air pensif.

— Je crois qu’il conviendrait de bien le tenir, Craven. Notre pauvre ami risque de mal supporter le spectacle.

Le métal froid d’un canon écrasa la tempe du détective et la main de Craven tira en arrière son col de chemise et de blouson, l’étranglant presque.

— N’ayez aucune inquiétude, Monsieur, dit Craven. Il ne bougera pas.

Satisfait, Kôhner se pencha sur Hannah. La lame du couteau glissa sous la ceinture de sa jupe. D’un geste précis il fendit l’étoffe sur toute sa longueur, et le vêtement s’ouvrit sur les cuisses de la jeune femme. Il répéta l’opération pour le slip puis le soutien-gorge avant de se redresser. La jeune femme avait fermé les yeux pour résister à la honte de sa nudité exposée et retenir ses larmes de désespoir. Ils avaient perdu. David avait été assassiné et Baruch était probablement mort, lui aussi. Le tour de Steadman viendrait plus tard, bien qu’il n’eût rien à voir dans toute cette affaire. Mais pour l’instant ils devaient le garder en vie, car il n’avait pas encore joué son rôle.

Le détective évita de regarder l’Israélienne. Il était conscient de la honte qu’elle éprouvait et brûlait du désir de frapper ses tortionnaires, mais il se força à attendre le moment propice.

Kôhner alla jusqu’à la grande table et prit un objet. En voyant de quoi il s’agissait Steadman ne put cacher son étonnement.

— Oui, c’est un simple sèche-cheveux, dit l’Allemand. Mais il n’est pas nécessaire de disposer d’un appareillage compliqué pour faire souffrir quelqu’un, Steadman... Il suffit d’avoir de l’imagination. C’est une de mes spécialités, d’ailleurs...

Il brancha l’appareil à une prise près de la porte et déroula le fil. Il alluma le sèche-cheveux pour vérifier qu’il fonctionnait puis l’éteignit et vint se placer derrière Hannah. De sa main libre il prit son menton et força sa tête en arrière.

— Les oreilles, pour commencer. Le dommage créé aux tympans sera terrible. C’est déjà assez destructeur avec de l’air froid, mais quand il est brûlant...

— Je ne peux rien vous dire, Kôhner, pour l’amour de Dieu ! cria Steadman en agrippant lés côtés de sa chaise avec fureur, et Craven resserra un peu sa prise sur son col. Ils m’ont engagé pour retrouver leur agent disparu, c’est tout ! Je ne sais rien d’autre !

— Allons, allons ! fit Kôhner d’un ton de réprimande.

Il alluma le sèche-cheveux dont le moteur aspira l’air pour le rejeter en un filet de plus en plus chaud.

— Vous n’espérez pas que je vais vous croire, Steadman. Vous en savez beaucoup plus, et Mr. Gant veut des réponses rapides. C’est pour cette raison qu’il m’a laissé en votre compagnie. Dommage qu’il soit trop occupé pour assister à notre petit entretien. Habituellement il apprécie beaucoup ma façon de mener une conversation... (Il fit passer le jet d’air chaud sur sa joue.) Ah, la température commence à être comme il le faut. C’est un des modèles les plus puissants, bien sûr, celui qu’utilisent les coiffeurs. Mais un sèche-cheveux ordinaire ferait aussi l’affaire. Ce serait simplement un peu plus long. Voyons, les seins, après les yeux ? Non, elle sera déjà trop insensibilisée... Les yeux peut-être ? Oui, mais avec les paupières closes elle réagira...

— Kôhner !

— Et pour finir le vagin. Cela la tuera, bien entendu, Steadman.

Il approcha le sèche-cheveux de l’oreille d’Hannah et elle essaya de s’écarter, mais il la tenait solidement de l’autre main. Elle hurla quand l’air brûlant s’engouffra dans son conduit auditif jusqu’au tympan.

— Arrêtez, Kôhner ! Je vous dirai tout !

L’Allemand parut déçu. Il éloigna l’appareil de la tête de la jeune femme sans pour autant l’éteindre. L’Israélienne gémissait sourdement.

— Alors ? dit-il.

— C’est la vérité, j’ai été engagé par le Mossad pour retrouver la trace de Baruch Kanaan, et j’ai bien appartenu à ce service secret. Mais cela remonte à plusieurs années et depuis je les ai quittés.

— Et pourquoi auriez-vous fait une chose pareille ?

— J’étais... J’étais écœuré par toutes ces tueries. Les Arabes avaient tué quelqu’un qui m’était très cher, et pour me venger j’en ai tué jusqu’à en être écœuré !

— Quel traumatisme, en effet, ironisa Kôhner.

— C’est la vérité, merde ! J’ai eu plus que ma part de tueries et de vengeance !

— Et c’est pour cette raison que vous avez quitté le Mossad ?

— Oui. Je ne voulais plus rien avoir à faire avec eux. Mais ils m’ont fait surveiller depuis mon retour en Angleterre, par un vieil homme.

— Le bijoutier.

— Oui, répondit Steadman avant de fixer sur l’Allemand un regard étonné. Comment le savez-vous ?

— Peu importe comment je le sais. Le vieil homme est mort. Il n’a pas supporté sa visite nocturne chez vous... (Le visage de Kôhner s’illumina d’une joie mauvaise.) Il est mort de peur, pourrait-on dire.

Le détective était encore sous le choc de ce qu’il venait de comprendre, mais il se reprit en secouant la tête et poursuivit :

— Ils sont venus me voir il y a une quinzaine de jours, Goldblatt et cette femme, Hannah. J’ai refusé de les aider à retrouver leur agent, mais mon associée a accepté l’enquête sans que je le sache.

— Oui, Mrs. Wyeth. J’ai eu un entretien des plus intéressants avec elle. Par malheur, surtout pour elle, elle n’a pas pu me dire grand-chose. Mr. Gant avait raison : elle ne savait vraiment rien.

— C’est... C’est vous qui l’avez...

— Continuez à parler, Steadman. Pas de questions, uniquement des réponses je vous prie.

Craven appuya un peu plus le canon de son arme contre la tempe de Steadman en le sentant se tendre. Le détective approchait du point de rupture, se dit-il. Peut-être auraient-ils dû le ligoter aussi, après tout. Il regrettait que le prisonnier parle aussi vite, car il aurait aimé voir la femme souffrir un peu plus. Elle avait un corps très attirant, et ses vêtements déchirés accentuaient encore sa sensualité. Il aurait été bien agréable de le voir se tordre de douleur, et ces longues cuisses s’écarter pendant l’agonie... Quel dommage de devoir la tuer. Mais peut-être Kôhner l’autoriserait-il à la violer avant. Sinon... Il serait de toute façon celui qui devrait se débarrasser du cadavre. Il aurait alors tout son temps...

Le sèche-cheveux se rapprochait de la tête d’Hannah et Steadman s’empressa de continuer à parler.

— Après que Mag... Après que mon associée eut été tuée, un nommé Pope est venu me voir. Il appartient aux Services secrets britanniques et il savait que le Mossad était là. Il a également enquêté sur Edward Gant.

Hannah cessa de remuer la tête et braqua un regard suppliant sur lui.

— Steadman, ne...

Kôhner plaqua une main sur sa bouche.

— Pas d’interruption, putain juive. Cela devient très instructif. Ensuite, Steadman ?

L’Allemand poussa un cri de douleur quand Hannah lui mordit la main. Il lâcha aussitôt le sèche-cheveux et sa main plongea sous sa veste pour prendre le poignard.

— Non ! hurla Steadman.

La lame s’enfonça profondément dans le ventre de l’Israélienne. D’un geste rageur Kôhner fit remonter le poignard vers le sternum. Craven était hypnotisé par la réaction de l’Allemand, et Steadman en profita. Il repoussa le pistolet d’une main et bondit sur ses pieds pour se jeter aussitôt en arrière. Ils churent à la renverse avec la chaise et Craven lâcha le col du prisonnier. Le détective se redressa en un éclair et fut le premier à frapper. Son genou écrasa l’entrejambe de l’autre. Craven poussa un cri étouffé et roula sur le sol.

Steadman fit volte-face et fonça sur Kôhner. Il bloqua le poing qui tenait le couteau dans sa main et jeta tout son poids contre l’Allemand. Dans leur lutte, ils bousculèrent la chaise où Hannah se trouvait et tous trois perdirent l’équilibre. L’Israélienne s’écroula sur le côté, toujours liée à la chaise, l’horrible blessure vomissant du sang et des viscères.

Les deux hommes roulèrent sur le parquet dans une mêlée sauvage. De sa main libre, Kôhner tira son adversaire par les cheveux, l’écartant un instant. Il en profita pour le frapper du genou à la hanche. Steadman grogna mais ne lâcha pas la main tenant le poignard. Il savait que Kôhner avait la vitesse et l’expérience pour le tuer avec son arme s’il la dégageait. Il essaya une feinte, mais se trouva coincé sous l’Allemand. La lame s’approcha de son visage, et sa pointe toucha sa pommette. Steadman vit l’éclair de triomphe dans les yeux du tortionnaire. L’acier mordit sa peau et un filet de sang coula vers son oreille. Lentement il tourna la tête et le poignard balafra sa joue. Il tenta de déséquilibrer Kôhner mais l’autre tenait bon. La pointe du couteau atteignit l’os. Avec un rugissement de fureur Steadman lança son torse en avant. Le mouvement était tellement imprévu que Kôhner fut déséquilibré. Ils roulèrent de nouveau ensemble, l’Allemand accentuant la traction pour refaire passer Steadman sous lui. Mais l’ancien agent du Mossad avait appris toutes les finesses du corps à corps et les automatismes jouaient encore. Il rompit le contact d’une ruade et roula sur lui-même pour s’écarter de son adversaire surpris par cette tactique. Il risquait ainsi de recevoir la lame dans le dos mais il n’avait pas le choix.

Il entendit le poignard qui frappait le parquet juste derrière lui et s’accroupit en souplesse, tandis que Kôhner retirait son arme du bois.

Les deux hommes se relevèrent lentement et se firent face un instant, chacun essayant de deviner les intentions de l’autre. Steadman fixa les yeux de Kôhner, le couteau dans la périphérie de son champ de vision. Le regard de son adversaire le préviendrait de son attaque. Derrière lui Craven grognait de douleur, et il savait qu’il devait conclure vite l’affrontement s’il ne voulait pas se retrouver avec deux adversaires.

Les yeux de Kôhner s’agrandirent à peine juste avant qu’il bondisse. Steadman esquiva le poignard d’un retrait fluide du corps et l’Allemand fit trois pas en avant, emporté par son élan. Quand il se retourna pour frapper, Steadman n’était plus là. Il plongeait vers le pistolet lâché par Craven. Kôhner se rua sur lui, certain de pouvoir planter son poignard dans le dos de son ennemi avant que celui-ci n’atteigne l’arme.

A la dernière seconde Steadman comprit la même chose et modifia sa trajectoire. Il effectua un roulé-boulé qui l’amena à côté de la chaise où on l’avait maintenu quelques instants plus tôt. En saisissant le dossier il la leva pour bloquer l’assaut de l’Allemand. Le souffle coupé, Kôhner ne put éviter le second mouvement. La barre reliant les pieds de la chaise s’écrasa sur son menton et il tituba de trois pas en arrière avant de s’effondrer, pour se relever aussitôt. Mais Steadman était déjà sur lui. Il lui saisit le poignet des deux mains et abattit l’avant-bras sur son genou levé. Il ne parvint pas à le casser, comme il l’espérait, mais l’Allemand lâcha le poignard sous la douleur.

Steadman le frappa sèchement au visage et le fit reculer sous une pluie de coups. Peu à peu, il l’acculait vers la cheminée. Kôhner n’était plus de force et il l’avait compris. La haine du détective ne pourrait être stoppée que par une arme. Affolé, il regarda autour de lui. Le poignard avait glissé dans l’ombre, et le pistolet était de l’autre côté de la pièce. Mais Craven se relevait lentement. Les deux mains pressées sur son sexe, la tête penchée en avant, il avait réussi à s’agenouiller et essayait de se mettre debout en grognant. S’il pensait à prendre le pistolet...

Kôhner allait appeler son allié quand un crochet le toucha au visage. Il fit encore un pas en arrière et sentit la chaleur du feu dans son dos. Alors seulement il comprit l’intention de Steadman : il allait le précipiter dans les flammes. Il ne lut aucune pitié dans les yeux du détective. Désespéré il tenta un mouvement de côté mais Steadman le saisit par le col, lui assena une manchette vicieuse et le poussa dans l’âtre.

Kôhner hurla quand il s’abattit sur les bûches incandescentes. Déjà Steadman s’était approché et pressait un pied sur sa poitrine, le maintenant au milieu des flammes. Sa haine pour le tortionnaire avait dévoré toute pitié en lui. Ce n’est que lorsque les cheveux de Kôhner se mirent à grésiller qu’il le tira hors de la cheminée par les pans de son veston. L’Allemand hurlait et pleurait de douleur, mais Steadman n’en avait cure. Il lui arracha son veston et une bonne partie de la chemise suivit, qu’il lança dans le feu. Sans la moindre émotion il tapota les flammèches qui couraient le long du dos brûlé du tortionnaire. L’Allemand sanglotait en claquant des dents, comme s’il était gelé.

Le grognement de Craven alerta Steadman et il se retourna juste à temps pour voir l’homme en noir tituber vers le pistolet. Le détective fonça et envoya l’arme contre le mur du pied, pour aussitôt cueillir son adversaire d’un coup sec. L’autre s’écroula lourdement mais il le releva la seconde suivante. Le saisissant par le dos de sa veste et sa ceinture, Steadman le propulsa dans une course irrésistible vers la fenêtre. Rendu impuissant par l’horreur, Craven vit le verre se précipiter à sa rencontre. La poigne de Steadman le projeta à travers la fenêtre avec une force terrifiante. Il tomba au-dehors tête la première et mourut instantanément, le cou brisé.

Steadman alla jusqu’à la grande table et s’appuya des deux mains sur le plateau. Il inspira profondément l’air froid de la nuit qui entrait par la fenêtre brisée. La fureur l’habitait toujours, car la violence n’avait pu la dissiper. Elle l’avait juste rendue glacée, dépassionnée, implacable. Il savait que le dégoût de lui-même viendrait plus tard, avec la hantise de ne pas valoir mieux que ceux qu’il haïssait. Pour l’instant néanmoins, ces pensées n’étaient pas de mise : il avait beaucoup à faire, et immédiatement.

Il se retourna et traversa la pièce jusqu’à Hannah, ignorant Kôhner agenouillé qui tremblait comme une feuille. Il ne put retenir une grimace horrifiée en voyant la plaie béante. Les organes luisaient doucement dans le conglomérat sombre. Tout d’abord il la crut morte mais, quand il commença à la détacher, les paupières de l’Israélienne battirent, puis elle ouvrit les yeux. Ses lèvres frémirent sur les mots qu’elle tentait désespérément de prononcer.

— Ne parlez pas. Je vais vous amener à l’hôpital...

Il savait ces paroles sans aucun sens, car elle mourrait très bientôt, et elle en était consciente elle aussi.

— Steadman... souffla-t-elle, et il se pencha pour mieux l’entendre. La... Lance... pour... Israël, Steadman... Prenez-la... Israël...

Sa voix s’évanouit et elle cessa de respirer. Il lui ferma les yeux des doigts, puis il arrangea ses vêtements lacérés pour cacher sa nudité et la terrible blessure. Sa main effleura la joue de la jeune femme et il se releva. Il tourna vers l’Allemand un regard glacé. Kôhner le vit approcher et ses yeux s’agrandirent de peur en lisant l’expression sur son visage. Le détective le remit debout sans ménagement et le poussa contre la table, lui arrachant un hurlement de souffrance quand la chair brûlée de son dos cogna contre le bois.

— Tu vas me dire certaines choses, Kôhner, siffla-t-il en approchant le visage de l’Allemand du sien. Tu vas me dire ce qui doit se passer demain. Et où se trouvent Holly Miles et Baruch Kanaan.

L’Allemand essaya de se dégager mais ses blessures et sa terreur le laissaient sans force.

— Je ne peux rien vous dire, Steadman. Je vous en prie, conduisez-moi à l’hôpital...

— Pas tant que tu ne m’auras pas dit tout ce que je veux savoir.

— Non, ils me tueront si je parle !

— Je te tuerai si tu ne dis rien.

— Je vous en prie, écoutez-moi : vous ne pouvez rien faire...

— Où est allé Gant ?

— Je ne peux pas vous le dire !

Steadman le renversa contre le plateau de la table. Ignorant sa maigre résistance il plaça un coude sous son menton et lui repoussa la tête. Puis il prit le poignet droit d’une main et de l’autre saisit l’auriculaire. Un mouvement sec et le doigt cassa.

Il ferma son esprit au rugissement de douleur de Kôhner et dut faire un effort pour maîtriser son propre écœurement. Mais il devait les combattre sur leur terrain, rendre le mal pour le mal. Pour Holly. Et Baruch. Il ne les laisserait pas subir le sort de Lilla.

— Alors, Kôhner : où sont-ils partis ? Où détiennent-ils la photographe ?

Le visage de l’Allemand était inondé de larmes et Steadman craignit un instant qu’il ne s’évanouisse.

— Le Wewelsburg ! C’est là qu’ils sont allés ! Non, je vous en supplie !

Steadman avait saisi un autre doigt. Le Wewelsburg... De nouveau ce nom.

— Qu’est-ce que ce « Wewelsburg », Kôhner ? fit-il en commençant à tordre l’annulaire en arrière.

— Une maison... Une propriété qui appartient à Gant.

— Où ?

— Sur la côte. Dans le North Devon... Non, ne faites pas ça !

Steadman accentua la pression sur le doigt.

— Où exactement ?

— Près d’un endroit appelé Hartlands. Juste après sur la route... La photographe est là, Steadman, elle n’a rien !

La Côte Ouest. Holly avait parlé d’une propriété que possédait Gant sur la Côte Ouest. Ce « Wewelsburg » ?

— Bon. Maintenant dis-moi ce que Gant s’apprête à faire. Que doit-il se passer demain ?

— Non, je ne peux pas ! Je ne peux pas vous le dire !

Sans le bruit de pas dans l’escalier, Kôhner aurait perdu un second doigt.

La lance
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